9

Aset était inquiète. Pour la troisième fois en autant de jours, elle avait vainement frappé à la porte de Huy, et Moutnéfert venait de franchir pour la seconde fois l'abîme de froideur qui les séparait pour savoir si elle avait des nouvelles de lui. Au début, Aset avait pris la mouche en se voyant abordée ainsi, pensant que le secret de leur liaison était éventé ; mais après quelques minutes de conversation, dans laquelle elle glissa deux ou trois questions habiles, il devint clair que Moutnéfert ne soupçonnait nullement l'existence d'une relation particulière entre Aset et Huy. Simplement, étant sans nouvelles, Amotjou avait suggéré qu'Aset pourrait éventuellement lui fournir des informations.

Affectant l'indifférence, Aset dit à la maîtresse de son frère qu'elle ignorait totalement où Huy habitait. Elle ajouta toutefois qu'il avait probablement été forcé de se dissimuler pour découvrir qui avait envoyé les menaces de mort à Moutnéfert. Celle-ci s'en était allée, apparemment satisfaite de cette explication, mais en demandant qu'il se mette en rapport avec elle au plus vite dès qu'il réapparaîtrait. Aset accepta de transmettre le message, mais eut la prudence de dire que Huy contacterait sans doute Moutnéfert directement.

« C'est très important, avait insisté Moutnéfert. Je me sens coupable à l'idée d'avoir peut-être mis sa vie en danger pour rien.

— Que veux-tu dire ? »

Moutnéfert avait hésité avant de répondre :

« Tu sais où en sont les choses, et je conçois que tu ne m'aimes pas pour cette raison. Nous n'avons jamais eu de conversation à ce sujet parce que nous ne sommes jamais… devenues intimes.

— Cette possibilité était improbable.

— Mais je ne puis m'expliquer sans te parler de la situation qui est la mienne.

— J'en ai entendu quelque chose. Que veux-tu dire, lorsque tu prétends lui faire courir un danger pour rien ?

— J'ai essayé de rompre avec Rekhmirê. Il ne le souhaite pas. Comme Huy et moi-même le supposions déjà, les scarabées venaient de lui. Il l'a avoué. C'était une tentative d'intimidation qui avait pour but de me pousser à implorer sa pitié. Ainsi, le mystère est élucidé.

— Pourquoi l'a-t-il admis ?

— Je n'en sais rien. Peut-être a-t-il vu que son plan ne portait pas ses fruits, qu'il risquait bien plus de m'éloigner que de me ramener vers lui.

— Qu'as-tu répondu ?

— Qu'il ne pouvait me contraindre à rester sa maîtresse, murmura Moutnéfert, honteuse de la situation difficile qu'elle décrivait.

— Que feras-tu, au retour de Taheb ? » Moutnéfert répondit calmement : « Cela dépend d'Amotjou. »

 

Aset frappa une fois de plus à la porte et sut, à la façon dont ses coups résonnaient à l'intérieur, qu'il n'y aurait pas de réponse. Dans la maison, tout paraissait mort. Elle jeta un coup d'œil furtif alentour. Huy avait bien choisi son logis ; dans ce quartier à la population fluctuante, personne ne prêtait beaucoup d'attention aux autres. Elle s'était habillée plus simplement que d'ordinaire pour venir ici, et elle s'y était rendue seule, mais elle ne pouvait complètement dissimuler sa condition, et la ville n'était pas assez grande pour lui permettre de passer inaperçue indéfiniment. Elle s'inquiétait peut-être trop tôt, après tout. Huy n'avait pas précisé combien de temps prendrait son enquête, pas plus qu'il n'avait spécifié ce qu'il ferait. Mais elle se sentait une responsabilité envers lui. Personne d'autre, pas même Amotjou, ne semblait préoccupé par sa disparition, et Moutnéfert ne s'en souciait que parce qu'elle avait requis ses services. Depuis que Huy était entré dans la vie d'Aset, celle-ci avait pris un nouveau sens, plus exaltant. La jeune fille regrettait seulement qu'il ne fût pas en mesure d'être un prétendant sérieux.

La porte était verrouillée, mais Huy lui avait montré le mécanisme qui en déclenchait l'ouverture. Lançant un dernier regard à la ronde, elle glissa les doigts dans la cavité qui renfermait le loquet de pierre, et le tira.

À l'intérieur, elle ne trouva pas grand-chose, sinon rien, pour lui apprendre où il pouvait être. La dernière personne à le voir avait été Moutnéfert, qui supposait qu'en la quittant il était retourné chez lui ; quant à l'endroit où il résidait, elle l'ignorait. Il n'avait pas fait mention d'une autre intention, et il était tard lorsqu'ils s'étaient séparés. Il semblait improbable qu'il fût allé le soir même chez Rekhmirê ou dans son bureau du palais.

Dans la pièce du bas, les murs étaient simplement blanchis à la chaux et quelque peu décrépis. À un crochet près de la porte, un manteau était suspendu, et sur une table basse se trouvaient deux ou trois rouleaux de papyrus vierges et la palette de scribe, que recouvrait une fine couche de poussière. Deux chaises étaient rangées soigneusement côte à côte. En haut, la chambre renfermait un lit et une seconde table. Dans une alcôve étaient pliés quatre carrés de lin propre et, au-dessous, une vieille paire de sandales en palmier tressé était posée par terre.

Après la pénombre de la maison, le soleil de la rue lui fit plisser les yeux, mais elle s'accoutuma assez vite à la lumière pour voir un homme qui attendait à l'angle du bâtiment d'en face disparaître rapidement en tournant au coin de la rue. Cette précipitation suggéra à Aset qu'il ne s'agissait pas d'une coïncidence, et elle lui emboîta le pas. L'homme était de haute taille et, en dépit de la foule, elle put facilement le garder en vue tout en restant suffisamment en arrière pour ne pas éveiller ses soupçons. Cela semblait d'ailleurs une précaution superflue, car il se traçait un chemin en toute hâte, sans jamais regarder derrière lui ; et l'idée vint à Aset qu'il était peut-être aussi novice qu'elle dans cette profession.

Comme pour la démentir, au tournant suivant elle fut retardée par un char à bœufs, lourdement chargé de poissons, qui traversait en brinquebalant une petite place formant le point de jonction de quatre routes. Les hommes qui conduisaient le char vers les saloirs laissaient dans leur sillage une forte odeur de marée. Quand ils furent passés, elle ne vit plus son gibier. Elle se sentit plus déçue qu'elle ne s'y serait attendue, mais, au lieu de renoncer, elle préféra suivre son instinct et prit la route qui aboutissait au Fleuve. Bousculée par la foule, qui se faisait plus dense à mesure qu'elle approchait de la jetée, elle fut récompensée en apercevant l'homme, dont le sommet du crâne montait et descendait au-dessus de ce flot humain, à cinquante pas devant elle.

S'attirant deux ou trois jurons, elle joua des coudes pour se frayer un passage vers le milieu de la rue, où elle pourrait avancer plus vite et plus commodément, n'ayant que les chariots et d'occasionnelles voitures à bras à éviter. Elle réussit à ne pas perdre l'homme de vue jusqu'au bord de l'eau. Là, il tourna à gauche et, dépassant les navires qui chargeaient et déchargeaient, longea le quai vers le point d'amarrage des bacs.

Il y régnait une activité encore plus intense. Aset craignit de ne pas pouvoir embarquer sur le même bac que l'homme qu'elle poursuivait ou alors, si elle y parvenait, de se faire repérer. Elle se demanda fugitivement s'il l'avait reconnue ou s'il s'était éclipsé simplement parce qu'il avait vu quelqu'un sortir de chez Huy. Elle n'avait pas eu l'impression d'être suivie en s'y rendant, et, durant les moments où ils étaient ensemble, Huy lui avait appris à se montrer prudente.

En files désordonnées, des gens gesticulaient et se bousculaient en attendant les bacs, dont le nombre était impressionnant. Aset était habituée à se déplacer par ses propres moyens et ignorait les destinations de ces divers bateaux : la rive occidentale, ou bien des lieux situés plus en aval ou en amont. De toute évidence, les passeurs annonçaient leur itinéraire, mais leurs voix se noyaient dans le brouhaha de la foule. L'idée de poser la question à quelqu'un la rendait nerveuse. Ces gens auxquels elle aimait se mêler quand elle était avec Huy, y trouvant un petit parfum d'aventure, lui semblaient effrayants dès qu'il fallait leur adresser la parole. Ils sentaient la sueur, le poisson, l'huile rance, le soufre et le Fleuve. Leurs vêtements étaient sales, d'une couleur brunâtre. À l'arrière-plan, les petits bacs noirs, équipés de voiles triangulaires roulées de façon précaire, se cabraient vertigineusement sur l'eau en crue. Le Fleuve n'était pas dangereux, contenu comme il l'était par des murs bâtis du temps du trisaïeul d'Aset, plus élevés que le plus haut niveau d'inondation connu ; mais il n'en intimidait pas moins par sa puissance, évoquant un muscle géant.

L'homme avait progressé de manière à se trouver au début de la file. Il n'était séparé d'elle que par une quinzaine de personnes, mais il aurait aussi bien pu se trouver déjà sur l'autre rive.

« Excusez-moi, dit Aset à ses voisins les plus proches en essayant de prendre une voix vulgaire. Je peux passer ?

— Pour quoi faire ? voulut savoir une grosse femme revêche devant elle, en la repoussant.

— C'est mon frère, j'ai été séparée de lui, improvisa Aset en désespoir de cause.

— Où qu'il est ? dit l'autre, toujours soupçonneuse.

— Là-bas.

— Allez, laisse-la passer, cette pauvre petite. Ce n'est même pas notre bac qu'elle attend », dit un petit homme chauve au nez crochu et à l'énorme ventre luisant. Il utilisa ce dernier attribut pour écarter deux ou trois personnes et, reconnaissante, Aset se faufila, juste à temps pour sauter dans le bac à l'instant où le passeur larguait les amarres. Quelques personnes restées sur le quai l'invectivèrent, mais elle ne distingua pas les termes précis et les ignora, gardant la tête baissée. Quand elle releva les yeux, l'homme, à l'autre bout du bateau, fixait l'horizon dans la direction où ils se rendaient. Le bac donna légèrement de la bande quand la voile fut hissée, puis retrouva l'équilibre et fendit l'eau à une vitesse surprenante. Aset se sentait comprimée par ses voisins ; un coude s'enfonçait au creux de son dos et son propre visage était pressé contre celui d'une autre passagère ; leurs regards ne cessaient de se rencontrer et de se fuir.

L'homme descendit à la première jetée et Aset se précipita derrière lui, oubliant presque de remettre la piécette de cuivre exigée par le passeur, un individu au strabisme divergent et à l'haleine si répugnante qu'elle suffoqua lorsqu'il approcha sa tête de la sienne pour lui réclamer son dû. Ses chicots étaient couverts d'une bave blanchâtre.

C'était bientôt la sixième heure du jour, et l'affluence diminuait à l'approche de l'heure du repas principal et de la sieste de l'après-midi. Il était plus difficile de passer inaperçu, aussi Aset se tenait-elle plus à distance. Elle ne semblait avoir éveillé aucun soupçon, car l'homme poursuivait rapidement son chemin, sans regarder ni à droite ni à gauche. Dans la concentration mise à ne pas le quitter des yeux, elle avait perdu conscience de son environnement, tout en sachant qu'elle se trouvait dans une partie de la ville qui ne lui était pas familière.

Soudain elle s'aperçut que les bâtiments avaient disparu, et qu'elle était arrivée dans une étroite plaine sablonneuse, avec la ville derrière elle, le Fleuve sur sa droite, et au loin, sur sa gauche, les falaises marquant le seuil du désert oriental. À environ cinq cents pas au sud s'étendait une des longues murailles du palais, magnifiquement ornée de peintures figurant des scènes de chasse. Sur son char léger tiré par deux chevaux élancés, un pharaon jeune et vigoureux poursuivait des antilopes et des lions. Dans une autre scène, il terrassait un léopard convulsé par la douleur, l'œil percé d'une flèche. Dans une troisième, il abattait des canards et des oies à l'aide d'un trait. Et dans une autre encore, d'une nacelle de papyrus à proue relevée, il harponnait des hippocampes et des crocodiles vautrés dans la fange. Les couleurs resplendissaient au soleil, si vives qu'elles en paraissaient crues.

Exactement au centre de la muraille se trouvait un haut portail foncé, au linteau et aux montants taillés dans de lourds blocs de pierre grise. L'homme avançait dans sa direction. Aset n'avait pas d'autre choix que de le suivre, ce qu'elle fit rapidement car elle devait atteindre le portail à temps pour voir quel chemin prendrait l'homme une fois qu'il l'aurait franchi.

Le palais n'était pas un unique édifice mais une seconde ville, encerclée de murailles. Du portail, Aset vit l'homme pénétrer dans un bâtiment bas, de couleur rouille, dont l'entrée était flanquée de colonnes massives surmontées de chapiteaux à motifs de lotus, près desquelles se dressaient des statues monumentales de l'animal emblématique d'Amon, le bélier. Ici, les rues étaient plus populeuses. Les gens se pressaient, vaquant à leurs affaires, car le temps qui restait avant l'arrivée du roi se mesurait en jours. Personne ne la remarqua, d'autant qu'elle eut vite fait d'imiter la mine harassée des passants. Elle se glissa dans le bâtiment à la suite de son gibier, tout en cherchant une plaque ou un panneau qui indiquât la fonction du lieu. Dans le couloir central, des portes ouvraient sur des pièces aux murs dépouillés, dans lesquelles elle aperçut des hommes penchés sur des plans. Plusieurs d'entre eux portaient les insignes des prêtres-administrateurs de haut rang.

L'homme s'arrêta enfin devant une porte qu'il ouvrit sans frapper et ferma immédiatement derrière lui. D'abord frustrée, Aset découvrit un escalier qui faisait corps avec le mur proche de la porte, et qui devait conduire à une galerie dominant la pièce où l'homme était entré. Elle gravit les marches en courant et constata qu'elle avait vu juste. Deux peintres travaillaient sur des inscriptions et des scènes qui formeraient une frise le long de la galerie circulaire mais, à part un coup d'œil, ils ne lui accordèrent pas d'attention. Du parapet, elle regarda la pièce en contrebas et vit que l'homme se tenait devant un autre personnage, dont il était séparé par une large table jonchée de papyrus. Ce second personnage, lourd et massif, avait les épaules bossues. Même sans la chaîne de grand prêtre d'Osiris indiquant sa fonction, on ne pouvait se méprendre sur son identité.

 

Ce jour-là, la pêche avait été mauvaise pour Anpou. Le soleil dardait ses rayons sur son dos et la sueur lui coulait dans les yeux tandis qu'il pilotait sa petite nacelle en papyrus à travers les hauts-fonds bordant la rive orientale du Fleuve, au nord de Thèbes. Le niveau de l'eau avait tellement monté que les joncs qui poussaient là ne montraient plus que leurs pointes. Il était facile de les éviter, mais impossible de distinguer les poissons en raison de la quantité de limon rouge qui troublait l'eau, et chaque fois le filet de cuir remontait vide, à part quelques mauvaises herbes qui s'y étaient prises.

Anpou plissa les yeux et, d'après la position du soleil, estima que c'était environ la dixième heure du jour. La chaleur était moins cruelle, mais en cette fin d'après-midi elle faisait peser sa main mortelle sur toute chose. Les rives miroitaient dans la brume. Les bœufs et les hérons semblaient assoupis au bord de l'eau où ils se prélassaient. Anpou décida de rentrer chez lui. Il commencerait encore plus tôt le lendemain et essaierait de compenser son manque à gagner.

Il alla s'installer à l'arrière de son embarcation, ramassa la pagaie et l'enfonça dans l'eau. La proue légère vira aussitôt, et il l'aligna sur le fil du courant, poussant fort pour vaincre la résistance. En relevant la tête au cinquième coup de rame pour vérifier que la poupe était orientée vers l'amont, il aperçut le corps, gisant contre un tronc de palmier renversé. Il manœuvra rapidement pour s'en approcher, et jeta une corde par-dessus le tronc afin d'attacher le bateau.

Malgré la force du courant, le Fleuve était si large qu'aux abords de la rive sa pression restait lente, de sorte qu'il fut relativement aisé d'amener l'esquif parallèlement au tronc de palmier et de l'y arrimer, en dépit de sa légèreté. Hisser le corps à bord serait plus pénible, et Anpou voulait s'assurer que cela en vaudrait la peine ; cependant, même si l'homme était déjà mort, il y aurait sans doute des parents prêts à payer un bon prix pour sa dépouille, qu'ils auraient ainsi la possibilité d'inhumer. Mais en s'approchant, le pêcheur entendit un faible gémissement.

Réunissant ses forces et écartant les pieds pour ne pas déséquilibrer le bateau, il se pencha et agrippa l'homme par les aisselles. Soulevant et tirant, il le hissa à bord. L'homme tomba la tête la première dans le vivier, où évoluaient une douzaine de mulets gris. Anpou réussit à l'installer sur le dos dans une position à peu près confortable avant de l'enjamber pour reprendre son poste à la poupe, où il dut enfoncer sa pagaie plus vigoureusement pour ramener la nacelle vers l'amont.

 

À l'heure où ils arrivèrent en vue de la cité, Huy eut la force de s'asseoir, un peu vacillant, et d'observer ce qui l'entourait. En même temps, il dut éluder diverses questions de la part d'Anpou, qui, de toute évidence, le considérait avec un sentiment de propriété mêlé de méfiance. En revanche, il put apprendre l'endroit approximatif où le pêcheur l'avait trouvé, et ainsi calculer de quel point en amont le courant l'avait emporté après qu'on l'eut jeté à l'eau. Jamais Huy n'avait été plus heureux d'avoir un corps puissant, si contraire à l'apparence d'un scribe, que lorsqu'il nagea jusqu'à un endroit sûr, sous le manteau de la nuit. Ses ravisseurs avaient-ils eu l'intention de le faire mourir ? Cela paraissait improbable, vu la peine qu'ils avaient prise pour le droguer et le soumettre à une mascarade qui avait suffi à terroriser Amotjou, et qui était certainement destinée à produire le même effet sur lui. Mais étant moins important qu'Amotjou, il n'avait sans doute pas fait l'objet d'ordres aussi précis que son ami.

Ils ne l'avaient pas dépouillé, en tout cas. Sa bourse de cuir était restée attachée à la ceinture de son pagne, et contenait toujours les deux debens de cuivre qu'il avait sur lui chez Moutnéfert. Il les offrit à Anpou, le premier en guise de remerciement, le second pour acheter son silence et le persuader de le laisser descendre du bateau avant le quai principal. Ayant le sentiment de ne pas s'en être si mal tiré, en fin de compte, après sa journée de pêche, Anpou déposa son passager à plusieurs centaines de pas du nord de la ville, poussa au large et rebroussa chemin vers son village, préparant déjà dans son esprit le récit de sauvetage qu'il ferait à ses voisins.

À coup sûr, se dit Huy, ses ravisseurs étaient convaincus qu'il était demeuré inconscient jusqu'au moment où ils l'avaient abandonné. Dans le cas contraire, il ne doutait pas qu'ils l'auraient tué. De leur point de vue, la pantomime des couloirs de l'enfer avait été un franc succès. Sans la douleur réelle infligée par l'amulette qui lui avait percé la poitrine, ils auraient peut-être réussi aussi bien qu'avec Amotjou, car malgré son expérience à la cour d'Akhenaton, Huy n'aurait pas douté de l'évidence imposée par ses sens alors que le début de la vie dans l'au-delà, tel que le décrivait le Livre des Morts depuis l'époque des anciens rois, se déroulait devant lui.

La marche lui éclaircit les idées, et en respirant profondément, à un rythme régulier, il parvint à dissiper la nausée qui l'oppressait. Progressivement, son pas devint plus ferme, et il put remettre un peu d'ordre dans ses pensées. Avant tout, il entreprit de faire le bilan de son état physique. Les dégâts semblaient minimes, même si son corps le faisait souffrir et si, çà et là, de grosses ecchymoses commençaient à apparaître. Bien qu'il ne pût juger de l'aspect de son visage, manifestement rien dans son apparence n'attirait l'attention, car personne dans les faubourgs ni, ensuite, dans le centre-ville ne lui lança de regards particulièrement appuyés tandis qu'il retournait chez lui. La décision de regagner sa maison avait été facile à prendre : vu qu'on l'avait repéré, cela ne servait plus à grand-chose de se cacher. Et les auteurs de ce petit divertissement seraient moins soupçonneux s'il se comportait comme si l'effet escompté avait été obtenu. Les plans qu'il échafaudait nécessiteraient le secret, mais d'un genre différent.

En arrivant dans la rue où se trouvait sa demeure, il fit halte quelques instants pour reprendre haleine, car il sentait la fatigue s'abattre sur lui. Il leva la tête, et vit une lumière à la fenêtre de la chambre du haut – si faible qu'il crut l'imaginer, mais à mesure qu'il attendait et que le bref crépuscule se fondait en une obscurité totale, la lumière se fit plus intense. Huy réfléchit : fallait-il continuer son chemin, se chercher un autre refuge, voire aller chez Amotjou ? Son état d'épuisement ne le lui permettait pas. Quel que fût l'ennemi, il faudrait bien l'affronter, tôt ou tard. Il ne tenta même pas d'être discret en ouvrant la porte, qu'il eut la surprise de trouver verrouillée.

En bas, tout était tel qu'il l'avait laissé. Il ferma la porte derrière lui et s'approcha de l'alcôve, qui contenait une pile de livres en papyrus derrière laquelle il dissimulait son large couteau de bronze. L'arme y était toujours, dans une gaine en cuir graissé. Il l'en tira, dubitatif, sachant bien qu'il n'était pas assez entraîné pour s'en servir avec adresse, et se dirigea vers les degrés de pierre qui jalonnaient le mur opposé, permettant d'accéder à l'étage du dessus. Il voyait la lumière, découpée par l'ouverture carrée pratiquée dans le plafond. Il resta un instant immobile, tendant l'oreille, mais aucun son ne provenait de la pièce du haut. Alors, lentement, il commença à gravir les marches. Lorsqu'il fut presque arrivé au sommet de l'escalier, la tête au niveau de l'ouverture, il marqua une nouvelle pause et distingua cette fois un son léger, régulier et doux – une respiration. Avec précaution, il tendit le cou pour voir. Sur le lit, Aset dormait tout habillée, une couverture remontée sur elle.

Elle se réveilla en sursaut et le regarda avec anxiété. Il s'aperçut alors qu'il n'avait pas reposé le couteau. Retrouvant toute sa lucidité, elle lui tendit les bras et en silence l'attira contre elle. Il ferma les yeux, souhaitant pouvoir se noyer dans sa chaleur.

Enfin, ils se séparèrent. Elle le regarda pour de bon et demanda, effarée :

« Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ?

— Je ne sais pas. »

Comment lui raconter, et par quoi commencer ? Il observa furtivement le visage d'Aset, qui, à son grand soulagement, exprimait plus d'inquiétude que de curiosité devant son apparence. S'il avait été moins las, il se serait peut-être demandé pourquoi.

« De quoi ai-je l'air ? dit-il, essayant de plaisanter.

— Tu es à faire peur, répondit-elle en souriant. Il faut que je nettoie tes blessures. »

Il n'aspirait à rien d'autre qu'à dormir mais, après l'avoir installé confortablement, elle disparut dans l'escalier et s'en revint chargée d'une coupe en terre cuite remplie d'eau. À l'aide de tampons de lin, elle lava son visage et ses mains, et il remarqua pour la première fois ses articulations couvertes d'écorchures et d'entailles. Il découvrit des grains de grès minuscules dans ses blessures et, en se lavant les mains, il observa sous ses ongles des traces de sable rouge très fin.

Elle lui présenta un miroir en bronze pour qu'il voie son visage, hagard et abîmé, mais dans lequel il put encore se reconnaître.

« Je vais essayer de nous préparer quelque chose à manger, annonça-t-elle. Je n'ai aucune idée de la façon dont je vais m'y prendre, on ne me l'a pas enseignée. Mais j'ai bien regardé faire les cuisiniers, à la maison, et je pense pouvoir me débrouiller. Tu crois que tu pourrais allumer le feu ? Avant de venir, j'ai acheté un canard, des fruits et du shemshemet[16]… »

Huy sourit malgré lui et se rendit compte qu'il était aussi affamé qu'épuisé. Il alluma le four, sortit le vin et l'eau des jarres où ils étaient conservés pendant qu'elle s'affairait à découper et attendrir le canard, à mettre à bouillir des haricots blancs dans une marmite de cuivre, puis à hacher des oignons et du concombre. Ils ne s'entendaient pas plus l'un que l'autre à la préparation d'un repas, mais cette complicité domestique improvisée et inattendue offrait un répit qu'ils trouvaient réconfortant. Pendant qu'ils travaillaient, Aset parla à Huy de l'espion de Rekhmirê.

« As-tu entendu ce qu'ils se sont dit ?

— Non. Les deux peintres, dans la galerie, ont commencé à s'intéresser à moi de trop près. J'ai dû feindre de m'être trompée de chemin et m'en aller. Mais n'est-ce pas suffisant de savoir que Rekhmirê a envoyé quelqu'un surveiller ta maison ?

— Si », dit Huy en souriant, sans ajouter que cela ne l'étonnait pas.

Désormais, il en savait plus qu'il l'aurait cru possible une semaine plus tôt, mais il ne s'en formait pas encore une image assez nette pour l'exposer à quiconque.

Après son aventure palpitante, Aset débordait d'animation.

« Qu'est-ce qui t'a poussée à revenir ici ? demanda Huy.

— Je ne savais où te chercher. J'ai pensé que ce serait le premier endroit où tu reviendrais. Je m'apprêtais à attendre tout un jour et toute une nuit, puis à te laisser un message.

— Ç'aurait été dangereux.

— Je ne me souciais pas de ma sécurité. Je m'inquiétais pour toi. »

Pendant qu'ils mangeaient, Huy lui raconta autant qu'il le pouvait ce qui lui était arrivé.

« Et la même chose est arrivée à mon frère ?

— Oui.

— Tu sais qui a fait ça ?

— Quelqu'un qui a voulu l'effrayer, puis qui a cherché à m'effrayer à mon tour.

— Pour te dissuader de continuer ?

— Certainement.

— Alors, c'est forcément quelqu'un qui travaille pour Rekhmirê.

— C'est possible.

— Qui, sinon ? demanda-t-elle, étonnée. Amotjou n'a aucun ennemi, ici.

— Il paraît assurément improbable que cela profite à un autre que Rekhmirê. »

Elle garda le silence, pensive.

« Es-tu bien sûr de ce que tu as dit ? Que ce n'était pas une expérience réelle ? Les dieux ont leurs raisons…

— Ces blessures sont réelles, dit Huy en lui montrant ses mains. On doit m'avoir traîné sur un terrain raboteux ou rocailleux, comme on l'a fait pour Amotjou. La poussière rouge sous mes ongles ne provient pas des champs d'Éarou, et je sais où je l'ai vue en ce monde.

— Où ?

— Dans les tombeaux de la Vallée, sur la rive occidentale.

— Alors ça ne peut venir que de Rekhmirê. Il a cru que tu étais sur le point de le démasquer.

— Nous n'avons découvert aucun lien entre lui et le viol des sépultures.

— C'est un homme astucieux. »

Pas un instant, Huy n'avait oublié les tombeaux pillés. Depuis le viol de la tombe de Ramosé, il n'avait plus entendu parler d'activités de ce genre. Mais le temps qui s'était écoulé depuis sa rencontre avec Seth était court. Il se pouvait que Rekhmirê, avisé de leur intervention, eût décidé d'en finir avec Amotjou et lui avant de poursuivre dans cette voie. Mais dans ce cas, pourquoi ne les avait-il pas tout simplement fait tuer ?

« Il essaie de détruire mon frère. »

C'était possible, bien entendu, songea Huy en la contemplant. Mais s'il en était ainsi, Rekhmirê disposait de moyens autrement plus efficaces que le pillage de la tombe paternelle et le sac d'un navire plein d'or. Ses pensées retournèrent vers la Vallée. De nombreux tombeaux y étaient en cours d'excavation, car les nobles et les riches de la ville commençaient à faire construire leur demeure pour l'autre monde dès qu'ils en avaient les moyens dans celui-ci. Toute une communauté d'ouvriers, de maîtres d'œuvre, de maçons et de carriers était installée dans la Vallée. Il y avait aussi des gardiens privés.

« Sais-tu où Rekhmirê fait construire son tombeau ?

— Il y en a deux. Il en a commencé un voilà de nombreuses années, et maintenant que son pouvoir s'accroît, il fait entreprendre des travaux sur un nouveau site, plus étendu et plus proche du centre de la Vallée. Mais plusieurs gardes y sont postés.

— Qu'est devenu l'ancien tombeau ?

— Je ne sais pas. Je ne connais pas les projets de Rekhmirê à ce sujet. Il se peut qu'il soit abandonné, tout bonnement.

— Mais s'il était gardé ?

— Passer devant des gardes bien payés est impossible. Si l'on n'a pas pu acheter leur complicité, il faut exercer sur eux autant d'influence que leur employeur. »

Soudain, c'en fut trop pour Huy. Il ne pouvait plus endiguer la vague d'épuisement qui le submergeait et qui l'écrasa tel un raz de marée. Ses paupières se fermèrent, et il pensa que tous ces gens ne lui importaient pas. Ni Horemheb, qui pour bâtir un empire se servait du jeune pharaon Toutankhamon dont l'arrivée imminente mettait la ville en effervescence, ni Rekhmirê et Moutnéfert, aussi peu scrupuleux l'un que l'autre, ni l'acrimonieuse Taheb, ni le crédule Amotjou. Tous souhaitaient la perte des uns ou des autres par intérêt personnel. Ainsi allait le monde, ainsi en avait-il toujours été. Les idéaux de la cité de l'Horizon n'avaient été qu'un rêve. Il n'y avait eu personne pour les défendre. On s'en était accommodé parce que leur propagateur se trouvait être le pharaon. Si Akhenaton n'avait pas joui d'un pouvoir absolu, ses théories n'auraient jamais été consignées et encore moins appliquées. À sa mort, elles avaient été emportées tel un fétu de paille. Mais Huy était encore vivant au monde. D'une façon ou d'une autre, il lui fallait vivre dans ce monde-là, tout au long de cette vie-là.

Il sentit la main fraîche d'Aset sur son front et en fut reconnaissant. Il avait une dette d'amitié envers son frère et, avant d'entrer dans le sommeil, son cœur raisonnable admettait déjà qu'on ne pouvait laisser les choses en rester là. Mais dès qu'il en aurait fini avec cette affaire, il s'attacherait à redevenir scribe ; il se résignerait au fait que la vie avait changé, et éviterait de s'y opposer.

D'ici là, il lui fallait se reposer car il y avait beaucoup à faire.

La cité de l'horizon
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